Quand un homme se targue d’écrire de la poésie, on dit souvent, avec une nuance d’ironie, qu’il chevauche Pégase, et quand il lâche la bride à son imagination, on le soupçonne de galoper sur un hippogriffe. Bien que Harry Potter soit passé par là, et que ces expressions soient un peu tombées en désuétude, elles restent bel et bien mythologiques ; mais la mythologie à laquelle elles se rattachent n’est pas celle des Grecs et des Romains : c’est celle de la Renaissance qui, sur ces deux points, a enrichi l’héritage de l’antiquité.
Dans l’antiquité, seuls les héros (Bellerophion et éventuellement Persée), les dieux (Zeus) et éventuellement les morts montent Pégase. D’un poète ou d’une Muse montés sur Pégase, il n’y a trace ni dans les textes ni dans les monuments de l’antiquité. Par quel miracle est-il devenu la monture des poètes ?
Avant de chercher pourquoi l’on a fait de Pégase le cheval des poètes, rappelons ses relations avec le culte des Muses : c’est l’histoire de la source Hippocrène, source des muses, jailli du sabot du cheval. Ce lien, apparu à l’époque romaine, vient sans doute de la confusion entre le nom de Pégase et le mot source en grec.
C’est vers le milieu du XVème siècle que se trouvent les premiers témoignages de l’idée selon laquelle Pégase est la monture favorite des poètes. Certains assurent que la représentation de Pégase comme le cheval ailé sur lequel les poètes prennent leur essor, remonte à Boiardo et résulterait d’une confusion entre les différentes traditions de la mythologie.
Pourtant, point de trace de Pégase, ni d’hyppogriffe, dans l’œuvre du poète italien. A peine un griffon transportant un cheval. Par contre, on peut lire dansMorgante maggiore, de Luigi Pulci (1432 – 1484) (Veuillez excuser la traduction imparfaite) :
Infine a qui l’aiuto di ParnasoEn France, ce n’est que plus tardivement que l’image arrive chez les poètes. Ainsi, Ronsard (1524 – 1585), même s’il associe plutôt Pégase à son histoire mythologie, dit dans Le bocage royal, Epitre à Jean Galland :
Mais quand trente cinq ans ou quarante ont tiédi, […] Lors la Muse s’enfuit et nos belles chansons , Pégase se tarit, et n’y a plus de trace Qui nous puisse conduire au sommet de Parnasse.
Dans son ode A la muse Calliope, il reprend ce thème :
On peut aussi citer cette épigramme de Maynard (1582-1646) à Malherbe :
Boileau (1636-1711), aussi, dans son Art Poétique, parle de l’inspiration en ces termes :
Voltaire (1694-1778) a quand à lui écrit un dialogue en vers entre Pégase et le vieillard, c’est-à-dire lui-même. Dans ce texte, Pégase souhaite que le poète le monte (sic), mais celui-ci, dégoutté par les critiques injustifiées (à ses yeux) de ses contemporains, « ne [veut] rien savoir, ni rien dire ».
On voit que la légende des poètes cavaliers avait fait son chemin et ne soulevait pas d’objections.
Plus tard, le romantisme, dans son rejet de la mythologie classique, n’ignora pas pour autant Pégase. Victor Hugo lui-même a écrit la pièce Le cheval. Le cheval, c’est Pégase, même s’il n’est nommé qu’une fois, comme à regret, au dernier vers; le poète ne le monte pas, il le tient seulement par la bride et le mène au pâturage.
Voilà bien l’image des poètes chevauchant Pégase; mais il semble que Victor Hugo ait voulu l’atténuer, pour se distinguer de ses prédécesseurs néo-classiques.
Mais la mode de Pégase perdure. Pour preuve, la recrudescence d’œuvres datant de la fin du XIXème siècle, dont je ne ferai que citer quelques extraits. Je vous invite cependant à aller lire ici et là les œuvres intégrales, plus quelques autres, dont le dialogue de Pégase et du Vieillard de Voltaire, et Pégase mis au joug de Friedrich Schiller.
[…] Et comme au temps où les esprits libres et beaux
Pour terminer, pour le bonheur, quelques vers Charles Beaudelaire. Oubliez un instant qu’il s’agite de L’Albatros, et imaginez Pégase :